Mémoire du 15 avril 2003



COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE PARIS


APPEL CONTRE UN JUGEMENT

DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE VERSAILLES



REQUÉRANT : Monsieur Henry de Lesquen, conseiller municipal de Versailles (Yvelines), président du groupe “Union pour le Renouveau de Versailles (U.R.V.)”, domicilié au 35 rue des Bourdonnais, 78000 Versailles.


REQUÊTE : Annulation du jugement en date du 14 mars 2002 du Tribunal administratif de Versailles rejetant ma requête tendant à l’annulation d’une délibération du conseil municipal de Versailles en date du 28 juin 2001 qui autorise la cession de l’ensemble immobilier “Le Panier Fleuri” situé à l’angle des avenues de l’Europe et de Saint-Cloud à la société Léon Grosse.

 

Je confirme à nouveau la requête dirigée contre un jugement en date du 14 mars 2002, par lequel le Tribunal administratif de Versailles a rejeté ma demande tendant à l’annulation d’une délibération du conseil municipal de Versailles en date du 28 juin 2001, et j’apporte ci-dessous plusieurs éléments nouveaux qui corroborent mon argumentation.

 

 

Motifs de fond

 

A - Non-respect de la procédure d’urgence

 

En ce qui concerne la date d’envoi de la délibération litigieuse, les premiers juges ont estimé qu’il n’était pas établi que cet envoi ait eu lieu après le 22 juin 2001. Or, ce faisant, ils ont accordé une importance démesurée à une simple constatation administrative du service du courrier, selon laquelle un envoi avait été effectivement préparé, sans voir que cette préparation ne signifiait nullement que l’envoi avait effectivement eu lieu le jour même, ni qu’il portait sur les documents en question. La preuve du contraire est d’ailleurs apportée par la variation dans les thèses retenues par l’administration, laquelle a d’abord admis le 13 juillet 2001 que toutes les délibérations soumises au conseil municipal avaient été envoyées le même jour, avant de se raviser en séance, lors de l’audience de référé devant le Tribunal administratif.

Le Tribunal administratif a tenu pour valables les attestations produits par onze membres de la majorité municipale. Or, ces onze documents sont, à l’évidence, des attestations de complaisance, et ne peuvent en rien se comparer à ceux produits par le requérant, comme le montre l’analyse qui suit. Il apparaît, en effet, quand on les examine, qu’ils sont intrinsèquement bien peu crédibles. Tout d’abord, ils sont datés du 10 septembre 2001, et il est difficile de croire que lesdits conseillers, qui se “réveillent”, pour les besoins de la cause, après les vacances d’été, aient gardé le souvenir de la date du cachet de la poste. On se demande, du reste, pourquoi ils y auraient fait attention, alors que l’affaire n’a éclaté qu’au conseil municipal du 28 juin 2001.

Ensuite, il est frappant que toutes les attestations de la mairie aient été rédigées selon un modèle unique. Cela conduit, d’ailleurs, à des absurdités, puisque l’on s’accorde sur le fait qu’il y a eu deux envois, et non trois, et que ces conseillers municipaux auraient donc dû attester avoir reçu le premier le 20 ou le 21 juin et non, comme ils l’écrivent tous : “les 20 et 21 juin”. Ce détail, à lui seul, révèle l’artifice.

Enfin, le contenu des attestations contient d’autres anomalies. Les conseillers municipaux auraient dû certifier avoir reçu le document par la poste à telle date, ce qu’ils ne font pas. Au lieu d’affirmer simplement que les documents étaient consultables, ils auraient dû certifier qu’ils étaient allés eux-mêmes consulter le dossier au service des assemblées, ce qu’ils ne font pas.

En sens inverse, j’ai produit devant le Tribunal administratif, avec mon mémoire du 9 mars 2002, des attestations concordantes qui permettent de constater que les plis contenant la délibération attaquée n’ont été distribués que le lundi 25 juin 2001. Outre les attestations de deux autres conseillers municipaux, M. Philippe Colombani et Mme Martine Masse, il s’agit des témoignages de collaborateurs et de clients de la pharmacie de Mme Masse, dont les affirmations en ce qui concerne la date et l’heure de la remise du pli sont confirmés par l’ordonnancier de cette officine.

Il faut préciser, en effet, que Mme Masse, docteur en pharmacie, tient une officine au 5 rue de la Paroisse, à Versailles, où elle est domiciliée sur le plan administratif et où tout le courrier de la mairie lui est adressé. Or, deux collaborateurs, qui étaient présents, et deux clients, qui faisaient la queue dans la pharmacie, ont été frappés par l’arrivée inopinée du porteur de la mairie et ont accepté de livrer leur témoignage.

Il est donc incompréhensible que le Tribunal ait écarté, sans discussion, de telles attestations.

Nos adversaires tirent argument du fait que le requérant n’a pas fait valoir en début de séance “la prétendue irrégularité de la convocation du conseil municipal”, ou, plus précisément, le non-respect de la procédure d’urgence prévue à l’article L. 2121-12 du code général des collectivités territoriales. La raison en est pourtant facile à comprendre : le requérant ignorait alors cette règle juridique, et il ne l’a découverte qu’ultérieurement, en approfondissant le dossier. Il n’y a donc là, de sa part, nulle mauvaise volonté.

Il est tout aussi absurde de reprocher aux conseillers de l’U.R.V. de ne pas avoir conservé les enveloppes de ces envois. Ils ne pouvaient pas se douter, quand ils les ont reçues, que cela pourrait avoir un intérêt quelconque.

On regrettera, à cet égard, que les mémoires de nos adversaires soient émaillés d’attaques personnelles, aussi mensongères que déplacées. S’il est exact que le groupe U.R.V., que préside le requérant, n’appartient pas à la majorité municipale, il est faux, en revanche, qu’il ait un rôle d’opposant systématique : le fait est qu’il ne vote que contre une petite partie des délibérations présentées au conseil municipal. Enfin, il est tout simplement ridicule d’affirmer que “Monsieur Henry de Lesquen ne s’est à aucun moment intéressé aux informations mises à sa disposition comme à celles de l’ensemble des conseillers municipaux”. Il est regrettable que l’on cherche à disqualifier par de telles allégations, contraires à la vérité, un conseiller municipal dont le tort principal paraît être, aux yeux de l’actuelle majorité, de prendre à cœur les intérêts communaux dont les électeurs l’ont chargés.

 

B - Détournement de pouvoir

 

I - Liens entre l’entreprise Léon Grosse et la municipalité de Versailles

 

Le moyen tiré du détournement de pouvoir, qui n’a pas été examiné par le Tribunal, est établi par le lien manifeste qui existe entre le financement de la campagne électorale de M. Pinte par le passé et le caractère très avantageux du prix de vente qui a été consenti par le conseil municipal.

Le requérant est en mesure, sur ce point, d’apporter des éléments nouveaux qui viennent compléter le faisceau d’indices qui a déjà été réuni dans les précédents mémoires.

On peut relever, en effet, que le maire-adjoint chargé des finances, M. Bertrand Devys, est intervenu brièvement, lors de la séance du 28 juin 2001, en faveur de l’opération (cf. pp. 352, 353 et 354 du procès-verbal), en la soutenant chaleureusement, déclarant notamment : “On voit par là que notre politique foncière est claire, dynamique et permet de préparer l’avenir”, et tentant de justifier le fait que le prix fût inférieur à l’estimation des Domaines.

Cette prise de parole est dans l’ordre des choses, sans doute, s’agissant du “numéro deux” de l’actuelle municipalité. Ce qui l’est moins, c’est que M. Devys a bénéficié des mêmes largesses de l’entreprise Léon Grosse que le maire, M. Pinte, un an après celui-ci, donc en 1994. Comme le prouve, en effet, le document ci-joint qui a été publié au Journal officiel (production n° 1), l’entreprise Léon Grosse a versé la somme de 14.000 FRF à la campagne de M. Devys pour l’élection cantonale de Versailles-nord, en mars 1994.

Le Commissaire du gouvernement près le Tribunal administratif avait qualifié d’“anecdotique” le versement de Léon Grosse à M. Pinte, voulant probablement indiquer qu’il était purement fortuit et n’avait aucun rapport avec la bienveillance apparente dont le même M. Pinte témoignait à l’égard de la même société, quelques années après. Or, les déclarations de M. Devys, qui, en tant que maire-adjoint chargé des finances, ne pouvait pas être étranger à l’opération du Panier fleuri, montrent qu’il a été étroitement associé au processus de décision et qu’il l’a suivi de près, non sans avoir eu, vraisemblablement, une certaine influence sur le résultat. Le versement dont il a bénéficié à son tour, qui est peut-être tout aussi “anecdotique” ou fortuit que le précédent, ne permet pas d’écarter l’hypothèse que les relations privilégiées nouées entre l’entreprise Léon Grosse et les deux principaux responsables de la Ville aient pu avoir des répercussions et sur le choix du cocontractant et sur l’équilibre financier du contrat, ce qui constitue un détournement de pouvoir.

Le Commissaire du gouvernement près le Tribunal administratif a relevé, en outre, que le versement effectué par Léon Grosse à M. Pinte était parfaitement légal, à l’époque où il a été effectué, ce que le requérant n’avait jamais contesté, au demeurant. Et l’on pourrait faire la même observation à propos de celui effectué au profit de M. Devys. Mais le Commissaire du gouvernement ne s’est pas demandé pourquoi le Législateur, dans sa grande sagesse, avait interdit le financement des campagnes électorales et des partis politiques par des personnes morales, dès 1995. C’est, comme on sait, parce qu’il est apparu, notamment dans la fameuse affaire des marchés des lycées de l’Ile-de-France, que ces versements, pour légaux qu’ils fussent en eux-mêmes, pouvaient être la contrepartie d’un trafic d’influence, et plus précisément d’avantages illégaux consenties aux entreprises donatrices lors de l’attribution de certains marchés.

Nous avons évoqué, dans un mémoire complémentaire (n° 1) remis au Tribunal administratif, daté du 9 mars 2002, l’affaire des lycées de l’Ile-de-France, parce que Léon Grosse figure dans la liste des entreprises qui seraient soupçonnées, selon la presse, d’avoir bénéficié du truquage des appels d’offres organisé par les responsables de deux partis politiques de la majorité régionale de l’époque, le R.P.R. et le C.D.S.. Or, une ordonnance rendue le 17 juillet 2001 par les juges d’instruction Armand Riberolles, Marc Brisset-Foucault et Renaud van Ruymbeke, chargés de cette affaire, et que la presse a rendu publique, fait apparaître le nom de M. Devys, qui se trouve être un ancien trésorier du C.D.S., tout comme M. Pinte est un ancien trésorier du R.P.R.. On y lit, en effet (production n° 2, p. 14) :

 

“Jean-Jacques Jégou, ancien président de la fédération centriste d'Ile-de-France, a reconnu avoir reçu 500.000 francs dans une mallette, remise dans un bureau du Sénat, à la demande de Dominique Giuliani, à l'époque directeur de cabinet du président du Sénat. Cette remise de fonds a donné lieu à la signature d'un reçu, qui se trouve au dossier. Jean-Jacques Jégou a indiqué qu'une partie de ces fonds avaient été déposés sur un compte ouvert au Trésor public, et le reliquat (environ 350.000 francs) remis à Claude Goasguen et à son successeur comme trésorier, Bertrand Devys.”

 

Or, comme on l’a vu, et bien que l’ordonnance des juges d’instruction ne le précise pas, la société Léon Grosse a été l’une des entreprises bénéficiaires des marchés truqués en question, si l’on en croit les éléments qui ont été publiés par les journaux, et notamment le tableau extrait du Parisien que nous avons joint au mémoire du 9 mars 2002, cette entreprise ayant été titulaire de cinq des marchés mis en cause par la Justice. Sous réserve, bien entendu, de la confirmation des faits énoncés dans l’ordonnance, il semble donc bien que M. Devys, cette fois-ci, en tant que trésorier du C.D.S., ait reçu des fonds venant, pour partie, de la société Léon Grosse, et qu’il ne pouvait pas ignorer cette origine ni la contrepartie qui donnait lieu à ce versement.

Nous n’avons aucunement l’intention, en évoquant ces éléments, de demander à la Cour de se saisir d’une question pénale, ce qui ne serait pas de sa compétence. Nous ne prétendons nullement, non plus, dénier à quiconque le droit de se prévaloir de la présomption d’innocence. Il est évident que les quelques éléments que nous avons pu réunir dans l’affaire du Panier fleuri ne constituent pas des preuves d’une quelconque infraction pénale. Du reste, si cela avait été le cas, nous aurions saisi le Procureur de la République, au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, ce que nous n’avons pas fait. Le point de vue que nous défendons, et qui nous paraît être celui-là même de la jurisprudence administrative en matière de détournement de pouvoir, est défini par Plutarque dans une fameuse formule : “La femme de César ne doit pas être soupçonnée”. Autrement dit, lorsque certains éléments jettent un doute sur les intentions qui ont inspiré la décision d’une autorité publique, le Juge administratif annule ladite décision, sur la base du détournement de pouvoir ; il lui suffit d’un faisceau d’indices, il n’a pas et ne saurait avoir besoin de preuves proprement dites, à la différence du Juge pénal.

Dans le cas particulier, le maire de Versailles et son adjoint aux finances ne devaient pas vendre un immeuble, sans mise en concurrence, et, de surcroît, en dessous de l’évaluation des domaines, à une société qui avait financé leurs campagnes électorales. Dès lors qu’ils se sont mis dans une situation qui peut objectivement nourrir des soupçons, il doit y avoir, en quelque sorte, retournement de la charge de la preuve - mais en matière administrative seulement -, car il est essentiel que les citoyens puissent avoir confiance en l’impartialité de leurs élus.

 

II - Ecart entre le prix de vente et l’évaluation des Domaines

 

L’avis des Domaines du 15 juin 2001 n’avait pas été remis aux conseillers municipaux et ne figurait pas dans le dossier fort succinct mis à leur disposition. Le requérant n’a pu en prendre connaissance qu’au cours du débat contradictoire du présent procès. Il s’agit, en réalité, de trois avis distincts, qui sont récapitulés ci-dessous :

 

Panier fleuri - Estimation des Domaines

 

Cadastre

m2

Nature

Minimum (FRF)

Maximum (FRF)

Moyenne (FRF)

 

AI 271, 272, 258 P

857

Terrain

9.100.000

10.000.000

9.550.000,00

 

AI 296 (ex-AI 259p)

65

Terrain

630.000

690.000

660.000,00

Sous-total

 

922

Terrain

9.730.000

10.690.000

10.210.000

 

AI 259p, AI 258p

110

Immeuble

810.000

890.000

850.000,00

Total

 

1.032

 

10.540.000

11.580.000

11.060.000

 

Ce tableau fait apparaître que le Tribunal administratif s’est trompé, lorsqu’il déclare (pp. 4 et 5 du jugement) que l’estimation produite par l’avis du 15 janvier 2001 “était comprise entre 9,1 millions de francs et 10 millions de francs pour une surface totale de 4.269 m2, alors qu’elle était comprise, en réalité, entre 10,54 millions de francs et 11,58 millions de francs et que la superficie de l’emprise était de 1.032 m2 : il n’a pris en compte que l’un des trois documents (première ligne de notre tableau), en omettant d’ajouter le prix des parcelles visées dans les deux autres ; de plus, il paraît avoir confondu la surface au sol (1.032 m2) et la surface de la future construction (4.269 m2).

En outre, il est contestable que le Tribunal ait cru bon de se référer aussi à un avis plus ancien, en date du 31 mars 2000, dont le requérant n’a pas eu connaissance, et qui était, de toutes façons, dépassé un an après avoir été rendu, donc dès le 31 mars 2001, bien avant la date où le conseil municipal a été saisi ; à cette date-là, seul devait être pris en considération le nouvel avis que le Service des Domaines avait produit le 15 juin 2001. Du reste, un tableau remis au Tribunal par la Ville de Versailles le 15 novembre 2001 fait apparaître, dans la colonne “observations” : “L’augmentation des estimations en 2001 est due au changement des règles de constructibilité, suite à la modification du P.O.S. en janvier 2001.” Le Tribunal est donc dans l’erreur, lorsqu’il écrit (p. 4 du jugement) : “Il ressort des pièces du dossier (...) que la commune a déterminé le prix de cession de l’ensemble immobilier Le Panier fleuri en se fondant sur l’avis du service des domaines en date du 31 mars 2000, qui a estimé la valeur vénale de l’immeuble entre 8.590.600 francs et 9.370.000 francs, et non celui rendu le 15 juin 2001, dès lors que ce dernier avis est intervenu tardivement à compter de la saisine de ce service, par la commune, le 17 avril 2001.” En fait, la commune n’avait pas le droit de se référer à un avis qui était périmé pour deux raisons, d’abord, parce qu’il avait plus d’un an, ensuite, parce que les règles de constructibilité avaient été modifiées, et qui était, en tout état de cause, remplacé par celui du 15 juin 2001, à la date où le conseil municipal a été saisi.

On doit rapprocher le prix de vente retenu par la délibération du 28 juin 2001, soit 9.600.000 FRF, de la moyenne de l’estimation des domaines, soit 11.060.000 FRF : l’écart est de 1.460.000 FRF.

La municipalité, et notamment M. Devys, dans son intervention au conseil municipal, a tenté de justifier cette réduction par des contraintes architecturales, des servitudes et des obligations d’acquérir des parcelles particulières”. Cet argument, que le Tribunal administratif a pris pour argent comptant (si l’on ose dire), ne saurait être retenu, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, les contraintes alléguées, si elles avaient été réelles, n’auraient pas été ignorées de l’administration des Domaines et auraient donc été prises en compte dans son évaluation. Ensuite et surtout, l’extrait du plan cadastral que nous joignons au présent mémoire (production n° 3) fait ressortir que l’ensemble dit du Panier fleuri, qui est d’un seul tenant, ne présente, en réalité, aucune difficulté particulière, en dehors de celles qu’il est ordinaire de rencontrer dans une opération de ce type. Certes, il est situé en secteur sauvegardé, non loin du château de Versailles, ce qui implique certaines obligations d’ordre esthétique - bien que l’environnement immédiat, ne soit pas, pour l’heure, très flatteur -, mais ces obligations sont la contrepartie d’une localisation prestigieuse, qui est, en réalité, un facteur d’enchérissement du bien, et elles ont nécessairement été prises en compte dans l’étude des Domaines.

En ce qui concerne, en particulier, la servitude de passage dont dispose le magasin Monoprix, il est difficile de considérer qu’elle introduit une incertitude de nature à déprécier l’opération, puisque la signature d’un compromis de vente incluant la modification de ladite servitude figure parmi les conditions suspensives énoncées dans la délibération, au bénéfice de Léon Grosse.

Le Tribunal administratif écrit (p. 5 du jugement) qu’il fallait déduire de l’estimation des Domaines “la valorisation d’une servitude sur une parcelle et la prise en compte de la non-constructibilité de 438 m2 de S.H.O.N., pour un montant total de 1,089 millions de francs”. Ce raisonnement est difficile à suivre. En ce qui concerne la servitude, nous avons dit qu’elle intervenait nécessairement dans l’évaluation des Domaines, alors même que, par le biais de la clause suspensive, elle ne pénalisait en rien le rendement de l’opération pour Léon Grosse. Quant à la “non-constructibilité de 438 m2 de surface hors œuvre nette [S.H.O.N]”, la formule paraît signifier que l’entreprise aurait souhaité construire 4.269 + 438 m2 = 4.707 m2, au lieu de 4.269 m2, mais le fait est que l’estimation des Domaines se réfère expressément au projet réel, tel qu’il a été adopté, donc pour une S.H.O.N. de 4.269 m2. Il n’y a aucun abattement à faire, puisque la valeur d’un terrain est fonction des droits à construire qui lui sont attribués, et que ceux-ci étaient connus du Service.

 

De surcroît, il est permis de penser que l’évaluation fournie par les Domaines est elle-même extrêmement modique par rapport aux prix du marché. Bien que deux des trois avis, datés tous du 15 juin 2001, qui ont été produits, se référassent à l’opération de construction qui était projetée, le fait est qu’il n’y a pas eu d’évaluation globale, comme il aurait été normal. Ainsi peut-on craindre que la somme des prix de vente des trois parcelles, prises séparément, soit inférieure au prix de vente de l’ensemble, considéré comme un tout. Or, c’est ce dernier prix qui devrait ici être pris seul en considération.

L’hebdomadaire L’Express a publié dans son numéro du 6 septembre 2001 (production n° 4) un dossier sur le prix des biens immobiliers dans les Yvelines, où il est indiqué que le prix du mètre carré est compris entre 20.000 FRF et 25.000 FRF dans le quartier Notre-Dame de Versailles, où se situe le Panier fleuri. Compte tenu de l’emplacement très privilégié de cet ensemble immobilier, sur l’avenue de Saint-Cloud qui mène à l’autoroute A 13 et à Paris, ainsi que sur l’axe Nord-Sud qui structure la Ville en passant par l’avenue de l’Europe, le prix devrait se situer ici en haut de la fourchette. Pourtant, le calcul sommaire que le requérant a présenté lors de la séance du conseil municipal du 28 juin 2001 ne retenait qu’une valeur de 20.000 FRF du m2, et une surface arrondie à 4.000 m2, alors que celle-ci est exactement de 4.269 m2. Sur ces bases minimums, on voit que la valeur de réalisation de l’immeuble, une fois construit, ne saurait être inférieure à 80.000.000 FRF. L’estimation moyenne retenue par les Domaines pour la valeur de l’emprise, soit 11.060.000 FRF, ne représente que 14 % de la valeur de la construction future, ce qui paraît très faible, et se trouve très en deçà des pourcentages habituels dans ce genre d’opération, qui se situent, en général, à plus de 30 %.

Ainsi est-il inadmissible que la Ville ait consenti un prix de vente fort inférieur à celui retenu par les Domaines, puisque celui-ci apparaît comme une estimation très modérée.

On relèvera, à cet égard, que les responsables de la municipalité, qui ont été reconduits dans leurs fonctions après les élections municipales de mars 2001, avaient promis qu’il y aurait mise en concurrence, lors de la séance du 26 janvier 2001, où la modification du P.O.S. a été adoptée. En effet, dans le procès-verbal de ladite séance (qui a été produit par la Ville), on peut lire que M. Schmitz répond à M. Gressier, qui lui demandait : “Y aura-t-il ensuite appel d’offres auprès de promoteurs ?”, en affirmant : “Il s’agira ensuite de vendre le terrain au plus offrant”, tandis que le maire, M. Pinte, n’hésite pas à affirmer : “Bien entendu, on offrira la possibilité d’acquisition de façon concurrentielle.” Or, il n’en a rien été.

 

III - Délibération du 21 janvier 2003 modifiant la délibération attaquée

 

Le conseil municipal de Versailles a adopté, le 21 janvier 2003, une délibération n° 2003.01.06 qui modifie la délibération n° 2001.06.152 du 28 juin 2001 attaquée par la présente requête (productions n° 5 et 6). (Le requérant et son groupe se sont abstenus.) Cette nouvelle délibération, qui organise l’indemnisation des exploitants du café “Le Panier fleuri”, appelle plusieurs observations qui sont en relation directe avec notre sujet.

 

1. Considérant que la délibération initiale du 28 juin 2001 était illégale, le requérant avait logiquement introduit, en parallèle, un recours en référé-suspension. On sait que le Juge a rejeté cette demande, en admettant que l’opération présentait un caractère d’urgence, comme le prétendaient aussi bien le maire de Versailles que la société Léon Grosse. Or, comme aurait pu le dire M. de La Palisse, puisque la demande de suspension a été rejetée, l’opération n’est donc pas suspendue. Pourtant, la mairie et la société Léon Grosse invoquent le risque d’annulation qui résulte du présent recours pour ne pas engager l’opération... Ainsi, si elles n’avaient pas été de mauvaise foi, ces parties auraient donné raison au requérant en acceptant la suspension de la délibération. Elles ont seulement cherché, en obtenant le rejet du référé, à lui faire subir un préjudice financier. De surcroît, l’attentisme de l’opérateur est révélateur de la force des arguments du requérant, qui font craindre une annulation à ses adversaires.

 

2. Comme le requérant a eu l’occasion de le dire lors des débats du conseil municipal du 21 janvier 2003 (production n° 6, pp. 19 à 23), il est tout à fait normal que la Ville verse directement l’indemnité d’éviction due aux exploitants, au lieu d’en charger Léon Grosse. Mais cette indemnité s’élève finalement à 282.030,68 EUR, soit 1.850.000 FRF, alors que la délibération initiale de 2001 la fixait à 335.387,83 EUR, soit 2.200.000 FRF. Le maire a déclaré, à cet égard, (production n° 6, p. 22) que la Ville avait laissé le soin à Léon Grosse de négocier l’indemnité d’éviction. De fait, la délibération de 2001 confie à la société la responsabilité d’indemniser les exploitants et de négocier avec eux, sans prévoir pour autant que la réduction éventuelle du prix obtenue par rapport à l’estimation initiale de 2.200.000 FRF fasse retour à la Ville.

Ainsi, le prix réel consenti à Léon Grosse dans la délibération attaquée du 28 juin 2001 n’était pas de 9.600.000 FRF, contrairement aux apparences, mais bien de 9.600.000 - 2.200.000 + 1.850.000 = 9.250.000 FRF. En faisant discrètement “cadeau” à Léon Grosse de la différence entre l’indemnité d’éviction supposée et l’indemnité réelle, soit 350.000 FRF, la Ville a fixé le prix de vente réel à 1.810.000 FRF en dessous de la moyenne de l’estimation des Domaines.

Ces calculs corroborent notre analyse tendant à démontrer le détournement de pouvoir.

 

IV - Absence de parking dans l’opération

 

        Lors des débats du 28 juin 2001, un membre de la majorité municipale, M. Aurélien Gressier, s’est étonné qu’aucun parking ne fût prévu, comme c’est normalement le cas (cf. procès-verbal, p. 352 ; sur ce point, le texte du procès-verbal, qui lui fait dire seulement : “Qu’en est-il pour le parking ?”, a censuré l’intervention de M. Gressier, qui était beaucoup plus incisive). Les explications embarrassées du maire ne sont pas satisfaisantes et ne justifient pas la dérogation qui a été accordée à l’opérateur, dispensé de l’obligation de construire des places de parking. C’est un élément supplémentaire à ajouter au faisceau des indices qui établissent le détournement de pouvoir.

 

On peut récapituler comme suit les divers éléments qui jettent un doute sérieux sur le bien-fondé de la décision, et constituent, ensemble, un faisceau d’indices de nature à entraîner l’annulation de la délibération, pour détournement de pouvoir :

(1) Le terrain a été vendu sans mise en concurrence à la société Léon Grosse (en fait, à une filiale).

(2) Le prix de vente est sensiblement inférieur à l’estimation des Domaines.

(3) Ladite évaluation des Domaines paraît, elle-même, sous-estimée.

(4) La société Léon Grosse a été dispensée de construire un parking.

(5) La société Léon Grosse a subventionné des campagnes électorales du maire et du maire-adjoint chargé des finances.

(6) Ces deux personnes ont été trésoriers de parti politique.

(7) Les partis politiques dont ils ont été trésoriers ont été impliqués dans l’affaire des marchés truqués des lycées de l’Ile-de-France.

(8) La société Léon Grosse figure dans la liste des entreprises qui auraient participé au montage frauduleux analysé dans une ordonnance des juges d’instruction chargé de l’affaire, cette entreprise ayant été titulaire de cinq des marchés mis en cause par la Justice.

(9) Les juges d’instruction citent, dans cette ordonnance du 17 juillet 2001, le nom de l’adjoint chargé des finances, qui aurait reçu une partie des fonds versés par les entreprises de travaux publics, en tant que trésorier d’un parti politique.

 

J’ai donc l’honneur de confirmer en tous points ma demande d’infirmation du jugement rendu par le 14 mars 2002 par le Tribunal administratif et d’annulation de la délibération du conseil municipal de Versailles en date du 28 juin 2001.

 

 

 

 

 

                                                                                    Henry de Lesquen

 

 

PRODUCTION

 

1. Extrait du Journal officiel, “Documents administratifs, publication des comptes de campagne”, 16 septembre 1995.

2. Ordonnance des juges d’instruction Riberolles, Brisset-Foucault et van Ruymbeke du 17 juillet 2001.

3. Extrait du plan cadastral de Versailles.

4. L’Express, “Spécial immobilier Yvelines”, 6 septembre 2001.

5. Délibération du conseil municipal de Versailles n° 2003.01.06 du 21 janvier 2003.

6. Procès-verbal de la séance du conseil municipal de Versailles du 21 janvier 2003.